Guillaume Dumanoir – Intrada – Suite du ballet de Stockholm, 1655
« En ce temps où l’art de la danse est comme l’élégance de l’âme à travers l’harmonie des gestes, il était d’une suprême importance de donner à la personne royale toute son ampleur chorégraphique et symbolique. (…) une époque a considéré que cela pouvait se transcrire dans le ballet. (…) l’incarnation du royaume dans son roi était alors si totale, que « le corps du roi », comme on disait, s’identifiait absolument à son royaume. Le pouvoir appartient aujourd’hui à celui qui façonne l’image : il n’en était pas autrement au XVIIème siècle.»[1]
Les ballets de la cour, ainsi que la musique qui les illustrent, sont à n’en point douter le pendant le plus voyant, avec les fêtes, de la majesté royale. Que l’on se figure art de la guerre et art de la danse sur le même plan et nous nous peindrons avec justesse le portrait du parfait gentilhomme à la cour de France. D’ailleurs nous l’avons vu précédemment, la violence guerrière n’a de sens que dans la gloire qu’elle procure, au même titre que l’art équestre et l’art de la danse. Dans cette culture du corps de l’homme noble, nous nous appuierons sur un personnage haut en couleur et représentatif de ce temps : François de Beauvillier, duc de Saint-Aignan.[2]
Jean-Baptiste Lully – Pavane des Saisons
La carrière de ce grand personnage est symbolique de la culture de l’époque. Les faits parlent d’eux-mêmes : Il mène une carrière militaire avant d’obtenir la charge de premier gentilhomme de la Chambre du roi en 1649. Il devient ainsi l’un des ordonnateurs des divertissements royaux. Il en choisit les sujets fortement inspirés des prouesses des romans de chevalerie, danse plusieurs rôles dans ballets et divertissements royaux, accompagne et encadre Louis XIV dans son apprentissage de danseur, puis devient vice-protecteur de l’Académie de danse en 1661. Alors que le duel, formellement interdit par le roi, perdure dans la réalité et témoigne de la vivacité de la culture chevaleresque, les combats singuliers mimés sont mis à l’honneur sur la scène : – Les Folies de Cardenio, opéra-ballet de Michel-Richard Delalande, où apparaît un « Air des combattants », – Amadis, Tragédie-Lyrique de Jean-baptiste Lully, avec une scène complète dédiée à des combats mimés (« Premier air des combattants, Deuxième air des combattants, Marche pour le combat de la Barrière ») – Thésée de Lully : « Marche des Sacrificateurs et des Combattants » – l’Europe Galante d’André Campra : « deuxième air des combattants »…
Dans ce cadre Saint-Aignan construit peu à peu sa figure de galant homme courtisan en la nourrissant autant de son expérience personnelle de la violence guerrière que de sa maîtrise de la danse et de l’art équestre, maîtrise qui lui permet de représenter les combats sur une scène. Nous avons donc là deux cultures du corps noble auxquelles les enfants de Saint-Aignan sont également initiés. Son élévation à la haute dignité de duc et pair en 1663 consacre sa réussite et son prestige personnels tout en validant ce qu’il a forgé : l’archétype du galant gentilhomme courtisan au service du roi.
André-Danican Philidor – Menuet pour Madame la Dauphine
Ainsi, l’imprimeur du roi, Robert Ballard, écrit une dédicace à propos du duc de Saint-Aignan, danseur et ordonnateur du ballet du 14 avril 1654, les « Noces de Pelée et de Thétis ». « Vous en avez été non seulement la clef, mais encore le principal ornement […] Après tant de blessures reçues pour la grandeur de cet Etat, celui où vous vous trouvez maintenant est tel que personne ne paraît donner de plus grand exemple de vigueur et de force, que vous en avez fait voir onze fois de suite dansant tant d’entrées différentes, et soutenant armé de si rudes combats, ce sont les marques d’une valeur qui ne sera pas inutile à la France. »[3]
Cette œuvre nous permettra de replacer l’action dans son contexte. En effet, la France, épuisée par la Fronde, vient tour à tour de réserver un accueil triomphal à son jeune souverain rentré solennellement et victorieusement à Paris le 21 octobre 1652 puis, trois mois plus tard, à ce même Mazarin qui vient de susciter tant de haines. Autour de Louis XIV, de son frère, se rassemble rapidement une Cour éprise de divertissements galants et de merveilleux théâtral. Très vite, Mazarin a deviné le parti politique qu’il pouvait tirer de l’élégance et de la grâce de l’adolescent royal, de son goût pour le ballet, objet de la prédilection de sujets plus ou moins dociles. Ainsi le ministre ne cessera-t-il de susciter les divertissements capables de faire naître sur les pas du Prince héroïsé ce climat d’adulation éperdue dont témoigneront les ballets mis en musique par Lully. Il est primordial de rappeler que Louis XIV n’a vécu sa jeunesse que dans les tourbillons et les pas de danse, que ces arts étaient pour lui les seuls moyens de briller aux yeux de son peuple. Ce Ballet des « Noces de Pelée et de Thétis » prend toute sa place dans les évènements politiques de cette époque.
Loin d’éclipser le rôle du jeune monarque représentant la Guerre, le duc de Saint-Aignan met en valeur l’adolescent en le plaçant au centre de tous. En effet, le Soleil commence à briller sur les autres astres, et cela la cour doit le comprendre : « le roi apparaissait armé à la grecque d’une cuirasse de toile d’argent couverte de petites écailles d’or, aussi bien que son bas de soie ; et son casque était orné d’un dragon et d’un grand nombre de plumes blanches, mêlées d’incarnat et de noir. »[4]
Michel-Richard Delalande – Entrée des matelots – Les Folies de Cardenio
L’importance de ce genre d’évènement est telle que tous les grands du royaume participent au ballet que le roi conduit. En effet, c’est ici que s’accompli l’idéal de l’homme de cour de la deuxième moitié du XVIIème siècle, mêlant ses exploits guerriers et sa parfaite maîtrise de la danse : « Il fut dansé au Louvre un ballet des plus plaisants dans une chorégraphie de Pierre Beauchamp. Tous se tinrent à la suite du roi pendant la première entrée : En satyres le marquis de Roquelaure, François Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, Charles de la Porte, Grand Maître de l’artillerie, en jeunes Bergers le comte de Guiche, s’étant fait remarquer lors du passage du Rhin, Florimond Bruslart, marquis de Genlis et capitaine-lieutenant des gendarmes du duc d’Anjou. »[5]
André Campra – Deuxième Entrée – Les Fêtes Vénitiennes
Du corps guerrier au corps dansant, au gré des célébrations musicales et chorégraphiques de la cour, l’esprit galant a lissé la violence de l’évènement guerrier et victorieux pour la rendre élégante, majestueuse, festive. Le casque du roi orné d’un dragon du ballet de Pelée représente de même ce langage du corps dansant, qui se veut serein car maîtrisé et qui peut aussi montrer des choses terribles. Tout comme dans le symbolisme de l’opéra, mais aussi celui de la célébration religieuse, il fallait placer la violence de l’instinct, la passion et le désir sous le contrôle de l’esprit en travaillant non pas le cœur et l’âme, mais le corps et la pensée pour atteindre à la perfection esthétique et chorégraphique. C’est ce que l’on nomme la galanterie, cette « manière naturelle d’être » dans laquelle l’élite nobiliaire à la cour voulait se reconnaître : une haute distinction construite à l’aide de quantités d’artistes et de musiciens pour travailler à la gloire du roi. Par sa charge de premier gentilhomme de la Chambre, succédant à une belle carrière militaire, Saint-Aignan a logiquement été l’un de ces artisans, acteur et ordonnateur de cette politique du spectaculaire.
Jean-Baptiste Lully – Entrée de deux Insulaires « Danc nos climats sans chagrins on soupire » – Roland
Dansé à Versailles en 1685
[2] GATULLE Pierre, Le corps guerrier, le corps dansant et l’esprit galant, Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, Articles et études, p. 2
[3] BALLARD Pierre, Recueil général des opéras, dédicace au duc de Saint-Aignan en préface du livret du ballet Les Noces de Pelée et de Thétis, 1703, pôle de ressources numériques du CMBV
[4] BALLARD Pierre, op.cit., livret du ballet, p. 12