Ligue d’Augsbourg. Il est fort à parier que pas un seul marin ni fantassin n’a encore entendu parler de la vénérable assemblée, portée à la guerre depuis plusieurs semaines. La toute-puissance du royaume de France ainsi que sa tentative de soumettre les récalcitrants en menant des guerres préventives ou de conquêtes, est la cause de cette nouvelle course à l’armement. On s’arme donc, on recrute, on construit des navires, en outre l’on prépare ce qui n’est pour l’heure qu’une habituelle guerre de course, avec son habituel lot de combats et de naufrages en tous genres, en véritable guerre ouverte, avec son autres lot de batailles terrestres et navales, de sièges, etc.
Dans les arsenaux, les amiraux et chefs d’escadres administrent mathématiquement les hommes et le matériel, puisque la routinière action des corsaires leurs permettent de ne pas encore fouler trop gravement le pont des bâtiments de sa majesté. L’action de gloire n’était pas à la merci de n’importe lequel d’entre eux, et même Tourville dû s’y prendre à plusieurs fois pour arraisonner ou détruire deux forts convois anglo-hollandais qui s’étaient perdus au large de la Bretagne, non sans s’être ardemment défendus.
1690
André Campra : Marche – Idoménée
Il est nécessaire de replacer dans leur contexte les évènements qui amenèrent l’action du mois de juillet de la même année. En effet, il sera plus aisé de comprendre le climat qui régnait dans les arsenaux et ports de sa majesté depuis 1688. Comme le peintre qui règle ses instruments de mesure avant de faire la moindre tâche de couleur sur sa toile, nous dessinerons en quelques mots la grave perspective qui se terminera le 10 juillet 1690 dans la Manche et en Irlande.
Le 10 juillet, donc, alors que l’affaire que nous allons conter était bien close, alors, dis-je, que la Ligue d’Augsbourg mène une guerre presque totale contre la France, les armées du roi, afin de replacer sur le trône le très chrétien Jacques II Stuart, évincé par l’arrivée tonitruante du hollandais et très protestant Guillaume d’Orange, fouleront glorieusement la terre anglaise mais seront contraintes de tourner les talons lors de la bataille de la Boyne. Les heures précédents cette splendide tentative d’invasion, l’amiral de Tourville s’était pourtant rendu maître de la Manche au combat du cap de Béveziers où avaient trouvé la mort un grand nombre d’hommes et d’officiers. L’un de ceux-ci se nommait le Chevalier de Juliard et avait été un grand pourvoyeur de marins et d’hommes de guerre aux heures tendues et fastes du recrutement (nous verrons pourquoi…). Ce débarquement sera donc un échec patent et l’on convoquera l’amiral de Tourville à Versailles.
Le nom de la Ligue d’Augsbourg avait par conséquent sérieusement pris le visage de Mars et comptait bien soumettre dans ses prétentions le grand Louis XIV : les arsenaux, on l’a vu, s’étaient donc réveillés, et les hommes de guerres, officiers et sous-officiers avaient repris l’allure vive des jours précédents les moments de bataille. Il avait donc fallu des hommes et du matériel en conséquence.
Janvier 1690
Charles Desmazures : Menuets – Suite en Do
Depuis le mois de janvier, M. de Tourville avait eu entre autres l’ordre d’armer une flotte à Toulon. Il y avait donc fort à faire puisque l’ordre fut transmis aux capitaines de vaisseaux d’aller par les villes et les campagnes de la région pour recruter et composer des équipages. Les levées étaient insuffisantes tant en quantité qu’en qualité et ces séances de recrutement se transformaient bien souvent en actions de force. D’ailleurs la gloire des armes de la France et de sa Majesté ne souffrait pas le refus…
Témoin cette lettre de M. de Pontchartrain à Louvois (7 mars 1691) : «Je vous envoye une information faite par Mr de La Bourdonnaye contre des officiers faisant des recrues en Poitou, qui ont fait plusieurs violences pour enroller des soldats; il faut qu’il me l’ayt adressée par mégarde.» (Bibl. Imp., Ms. Clairambault 558.) Mais le Roi n’était point obéi ; en ces occasions il l’était bien rarement.
Janvier 1690, Toulouse
André Campra : Air des Masques chinois – Le Carnaval de Venise
Un maître de musique nommé André Campra, sillonne les rues qui encerclent la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse. Arrivé de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence puis de Toulon, ainsi que de Montpellier, celui qui entrera en 1694 au service de la prestigieuse cathédrale Notre-Dame de Paris puis remplira des offices non moins importantes au service de la famille royale jusqu’à sa mort, n’est pas un petit musicien. Ses œuvres sont jouées quotidiennement et sont connues des plus grands de la région.
Dans le climat alarmant dont nous avons parlé en introduction, et qui se terminera par un autre climat encore plus alarmant, voici donc M. le Chevalier de Juliard, enseigne sur le vaisseau « le Sérieux », envoyé par M. le commandeur de Bellefontaine de la Malmaison à Toulouse, ville quoique fort éloignée de Toulon mais présentant l’avantage d’être un fameux vivier d’hommes de guerre et de marins.
On se doute de la manière qu’employaient les officiers pour raisonner les jeunes hommes et les constituer soldats. Au recrutement pur et simple qui avait lieu en ville sur quelque estrade hâtivement dressée, se déroulaient le soir dans les tavernes et autres lieux de boissons des scènes qui aujourd’hui nous paraissent cocasses. En effet, il était bien connu, et surtout plus aisé, de forcer une main affaiblie par les effets de l’alcool à venir apporter sa signature ou sa marque pour un enrôlement qui pouvait parfois se faire dès le lendemain. Nombreux furent ceux qui le soir s’endormaient dans les languissantes brumes de l’alcool et se réveillaient le lendemain sur le pont d’un navire du roi.
Ainsi, M. le Chevalier de Juliard rencontra André Campra dans un lieu que l’on ne connaît pas. Toujours est-il qu’il le trouva assez vigoureux pour lui faire sa proposition : « Moyennant une somme convenue, vous porteriez le mousquet sur le vaisseau de M. de la Malmaison, ou faire œuvre de matelot. Vous êtes grand et vigoureux, sur ma parole si vous convoitez la gloire des armes, ceci me semble être un bel engagement.»
Campra lui fit cette réponse : « Ecoutez Monsieur le Chevalier de Juliard, je décline votre offre car je ne me sens point porté à la vocation du métier des armes. Vous comprenez également que ma situation de compositeur au service de l’archevêque de Toulouse, Monseigneur Jean-Baptiste-Michel Colbert de Villacerf, est quelque peu enviable. A l’honneur de servir Sa Majesté sur un de ses glorieux navires, je préfère pour ainsi dire le modeste devoir de former pour les chants religieux les enfants de chœur de l’église métropolitaine. »
M. le Chevalier de Juliard avait accepté ce refus en se souvenant avoir aperçu la veille deux choristes d’âge suffisant et de belle taille. L’avantageuse position du compositeur lui permettrait peut-être de s’en faire un intermédiaire utile auprès d’eux : « Fort bien Mr Campra, je ne priverais pas Monseigneur l’archevêque d’un homme tel que vous. Cependant, et si je puis me permettre d’en faire état, vous possédez ce me semble dans votre assemblée de chanteurs, deux choristes plus grands, plus charpentés que les autres, et qui seraient de taille à manier la demi-pique ou le mousqueton. »
André Campra promit de s’en inquiéter : « Monsieur, je ferai en honnête homme tout ce que je pourrais pour obliger le roi, ainsi que ce brave M. de Tourville, M. de la Malmaison et vous-même.»
On ne sait si Campra fut un intermédiaire aussi zélé que ne le pensait le Chevalier de Juliard, d’autant plus que les célébrations religieuses demandaient un travail constant de la part du compositeur. Il fut donc contraint d’annoncer son échec auprès du digne recruteur.
Quelques jours plus tard, un exempt se présenta à Campra pour lui signifier qu’il devait se tenir prêt à partir pour Toulon. Il y était attendu sur le bâtiment « le Sérieux », où un maître des exercices militaires lui apprendrait le métier de mousquetaire.
André Campra : Second Air – Le Carnaval de Venise
Campra écrivit au Chevalier de Juliard pour lui signifier non seulement son incompréhension mais pour affirmer que sa position ne changerai pas : « M. le Chevalier de Juliard, les termes que j’employais pour vous signifier mon refus étaient, je le crois, d’assez claire et fervente teneur. Je m’aperçois depuis plusieurs jours que vous ne fûtes pas le moins du monde enclin à les recevoir. Qu’il me soit permis de me récrier et de protester de la plus vigoureuse manière. Je ne quitterai point l’église Saint-Etienne, qui est aujourd’hui ma seconde patrie, que mon office m’y attache. Je n’entends certes pas laisser là l’épinette et le papier rayé du compositeur de musique pour les instruments honorables mais répugnants de la guerre maritime. »
M. de Juliard possédait cependant la science des garnisons militaires et sa réponse fut réglementaire : sur « ordre d’emprisonnement », Campra devait être arrêté et mis sous les verrous du sénéchal de Toulouse. Il y fut conduit, mais après plusieurs jours Monseigneur Jean-Baptiste-Michel Colbert de Villacerf, archevêque de Toulon, réclama son musicien. Fort heureusement, la réputation du compositeur auprès de cet influent homme d’église fit tourner l’affaire en sa faveur, et sans cela, il eût été bien et dûment emmené les fers aux mains jusqu’à Toulon. Les portes de la geôle s’ouvrirent donc, mais sur la cour d’une garnison et auprès d’un recruteur.
Février 1690
André Campra : Marche des Gondoliers – Le Carnaval de Venise
Les préparatifs de la campagne maritime battent leur plein. Les garnisons débordent de soldats et les bateaux de sa majesté se remplissent de ce petit peuple qui grouille sur les ponts et qui escalade les grandes et longues mâtures. Cependant, il était et il reste convenu que la marine du Roi Soleil, et malgré la magnificence de la construction navale et de ses gigantesques bâtiments, il était convenu, dis-je, qu’elle n’avait jamais obtenue les résultats escomptés. Les marines anglaises et hollandaises n’avaient pas d’aussi bons capitaines que l’amiral de Tourville ou Duguay-Trouin, mais comptaient sur ses formidables machines de guerre que constituaient ses matelots mis en ordre de bataille et prêts à donner efficacement du canon. Les affrontements précédents avaient fait apparaître des carences en effectifs, et l’on peut avancer que les enseignes et commandeurs ne s’arrêtaient devant rien pour y parer.
Le Chevalier de Juliard avait grand besoin de son soldat, et le 25 février 1690, sous la pression de l’archevêque, un juge ordonna que l’on démontre sous trois jours la véracité de l’engagement que Campra avait nié. Bien-entendu, le Chevalier ne put apporter de preuve satisfaisante et le 18 mars, le juge M. de la Moignon de Basville déclara nul le prétendu acte d’enrôlement.
Afin de parer à toute éventualité, et pour avoir l’assurance de garder son musicien, l’archevêque de Toulouse porta plainte auprès d’un autre juge, M. de Pontchartrain contre l’officier mal avisé qui poursuivait, malgré une sentence respectable, le musicien qui cependant était couvert par son manteau violet de prélat.
Le 29 mars, M. de la Moignon de Basville dût lui envoyer les pièces du curieux procès. On peut alors estimer que le Chevalier de Juliard avait la main non seulement exercée à ce type de contentieux, mais sous l’ombre de ces émoluments administratifs et judiciaires se cachait en fait une liberté de manœuvre qui n’était due qu’à leur nature épistolaire et confidentielle. Nous pouvons ajouter également que sa ténacité était toute militaire, et que pour emporter la décision les moyens lui importaient peu.
Juliard imagina alors cet incroyable roman : « Campra, libertin, a rendu mère une jeune fille abusée ; il a m’a déclaré qu’il lui fallait faire une campagne pour se soustraire au courroux des parents de sa victime, et m’a supplié de l’enrôler. Un homme, mon ami, a entendu la confession de Campra, et jure sur l’Evangile que je dis vrai.»
Le pauvre maître de musique s’effraya mais on ne crut pas à cette patente infamie. Campra fut enfin sorti des mains du recruteur et retourna à Toulouse.
D’ailleurs il ne fut que trop vengé des procédés indignes de M. de Juliard, car l’officier fut tué le 10 juillet 1690, au célèbre combat de Bevezier, qui fit tant d’honneur à l’Amiral de Tourville.
André Campra : Choeur « Chantez » – Le Carnaval de Venise
La source ayant servi de guide à la rédaction de cet article est un extrait du Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, écrit par Auguste Jal en 1872.
Ce dernier fait ainsi référence à ses propres recherches : – Archives de la Marine du 16 avril 1690; – Lettre de M. de La Moignon de Basville, Montpellier, 16 avril;
– lettre du ministre à M. de La Moignon, 7 mars;
– Requêtes de Campra;
– Lettre de M. de La Moignon, 18 mars;
– Dire de M. de Juliard, 12 avril ; affirmation sur les saints Evangiles de noble Gaudens la Forgue, faisant profession de porter les armes, âgé de 23 ans. Cette dernière pièce est curieuse, et le mensonge s’y lit à chaque ligne. »
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